Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15)Fous de Dieu.

Les retrais constituent l’ensemble des règles qui rythment ma journée de templiers: « Chaque frère du temple doit savoir qu’il n’est de rien tenu autant que de servir Dieu, et à cela chacun doit apporter tous ses soinset son entendement, et spécialement en ouïr le sien service saint; il n’y doit faillir ni gauchir, tant qu’il le pourra. Car ainsi comme dit notre règle, si nous aimons Dieu, nous devons volontiers ouïr ses saintes paroles… »


Hier au soir, sept pèlerins sur la route de Jérusalem se sont arrêtés à la commanderie alors qu’approchait la nuit, et ont demandé l’hospitalité aux moines soldats; nous leur avons bellement accordée, nous  informant de leur itinéraire, cependant qu’ils se restauraient et leur donnant ensuite à coucher du mieux que nous pouvions.
Et voici que la campane* de matines sonne et nous tire du sommeil; chaque frère saute de son lit, se chausse, s’enveloppe du manteau blanc de l’ordre, jeté sur la tenue de nuit (chemise et braie retenue par la cordelette blanche). Nous allons à la  chapelle entendre le service « bellement et en paix »; et c’est merveille de voir ces rudes hommes, vêtus de blanc, coiffés de blanc, agenouillés sur les dalles, et comme abîmés dans leur piété. Au-dessus de nous, autour de nous, sur les murailles nues pendent des faisceaux de lances, de flèches et de cimeterres, fleurissent et scintillent les ors et les émaux des oriflammes et des boucliers pris aux sarrasins, ramenés des sables de Gaza ou des montagnes de Galilée par nous et nos frères vieux qui sont revenus finir leur existence ici, exalter le courage et attiser la folle foi des jeunes.
Après matines, nous nous dispersons silencieusement dans la commanderie; les uns se rendent aux écuries pour regarder les chevaux, d’autres vont vérifier les harnais; Gauvain de Balleure donne des ordres aux sergents auxquels il parle bellement. Cela fait, nous regagnons le dortoir, nous rejoignons ceux qui ont été dispensés de matines en raison de leur grand âge ou de leur état de santé, à la discrétion du commandeur. Obligation nous est faite, avant de se rendormir, de réciter un Pater Noster, pour le pardon des fautes légères que nous avons commises involontairement. 
Lorsque la cloche de prime* sonne, à quatre heures du matin en été, six heures à la mauvaise saison, tous nous nous levons et nous habillons, notre tenue variant suivant les saisons et nous nous rendons à nouveau à La Chapelle. Nous y écoutons la messe , puis à la suite, car c’est la coutume de l’ordre, les heures de tierce et de midi. C’est assez que d’entendre les heures, mais il est mieux de les dire soi-même; alors sous les voûtes basses où remue la clarté des cierges, ces voix mâles, ces voix de guerre et de commandement, déroulent leurs pieuses litanies.
Et tous les jours il en est ainsi, et les donats*dans leurs métairies peureuses, ou dans leurs maisons fortes, s’associent de loin à ces prières, et peu à peu, le trésor spirituel s’augmente et se hausse vers le ciel; un trésor auquel tous participent en vue du salut commun.
Après la messe, chaque templier, à moins qu’il n’ait reçu un ordre particulier du commandeur, se rend « en la place » qui lui est assignée: entretien des armes, des armures, des harnais, ou part en corvée vers quelque point du domaine, par exemple couper les piquets de tente, ou monter la garde, ou effectuer une chevauchée de surveillance. Chacun doit s’efforcer d’occuper son temps en se rendant utile, car « l’ennemi », le diable, attaque plus hardiment et plus volontiers de mauvais désirs et vaines pensées, et de dire vaines paroles, les hommes huisous (oisifs) qu’il ne le fait de celui qu’il trouve entrepris de bon labeur.
La campane du manger sonne, et chacun de se hâter vers la table. Il y a en principe deux services, parfois trois dans les grandes commanderies. Quand le chapelain prend part au repas, les chevaliers le doivent attendre, et celui ci donne sa bénédiction, cependant que les assistants debout doivent dire un Pater Noster. En l’absence du prêtre, même obligation. A la suite de quoi, les chevaliers peuvent trancher leur pain, manger et boire.
Pendant le repas, l’un des nôtres lit les Saintes Ecritures, qui sont écoutées en silence, silence que doivent observer les prud’hommes invités par les chevaliers. Il est interdit de quitter la table, sauf en cas d’alerte, d’incendie, ou de « mêlée de chevaux ». Les frères doivent se lever ensemble et se rendre à La Chapelle afin de remercier le Seigneur.
Puis nous retournons nos occupations, exécutons les commandements que nous recevons, toujours bellement et en paix. Ensuite la campagne de none retentit, puis encore celle de vêpres, et nul ne peut se dispenser de rallier La Chapelle, hormis le frère boulanger, le frère forgeron s’il a le « fer bouillant au feu »moi même si je pare pied de cheval; mais aussitôt besogne faite, nous devons courir au moutier* pour entendre ou réciter les heures. Après nous allons souper avant que ne sonne la campane des complies, et quand elles  sont chantées, nous retournons voir les chevaux et les harnais, donner aux écuyers, bellement et suavement, les derniers ordres de la journée; enfin, nous nous couchons, récitons un dernier Pater et nous endormons jusqu’au lendemain.
On le voit, la vie quotidienne des chevaliers répond exactement à leur état de moines-soldats; les exercices religieux y alternent, très régulièrement, avec les sujétions militaires. L’oisiveté est sévèrement proscrite, la règle laisse en somme peu de temps à la méditation personnelle. En toutes circonstances, les chevaliers agissent collectivement, et cela répond à la principale des exigences de l’ordre, qui est l’oubli de soi. Le temple n’a pas le caractère contemplatif, c’est une milice, un couvent d’hommes d’action. Pour ce motif, les dévotions imposées aux frères sont aussi fréquentes que simples. Sans doute beaucoup d’entre eux sont ils peu cultivés, incapables de subtiles spéculations. On ne leur demande que d’avoir un coeur généreux, une foi ardente, une bravoure à toute épreuve, une soumission absolue aux chefs et parce qu’il est bon que les hommes durs portent en eux une secrète tendresse, de vouer un culte fervent à Notre-Dame: « et les heures de Notre-Dame,  doit-on dire tous les jours en premier dans la maison, sauf les complies* de Notre-Dame que l’on dit tous les jours dans la maison en dernier, parce qu’en Notre-Dame fut le commencement de notre religion, en elle et pour l’honneur d’elle, sera s’il plaît à Dieu, la fin de nos vies et la fin de notre religion, quand il plaira à Dieu que ce soit.
Pourtant ce n’était pas assez de porter à Notre-Dame un vif et référentiel amour, d’être brave et pieux. Pour être un parfait prud’homme, en ce XIII ème siècle courtois, il faut joindre à ces qualités, celle d’une politesse raffinée. D’où les insistantes recommandations des retrais*, ces règles de vie, de se comporter, de parler bellement, suavement, bref d’être mesuré en tout, maître de ses nerfs, et de son courroux, principalement envers les subalternes. La façon de donner un ordre et de le recevoir, « de par Dieu » procède du même esprit. Et, pour les frères vieux se  sentant trop affaiblis pour servir, celle de rendre son cheval et son équipement: »Beau sire, dit le vieillard au commandeur, je vous prie par Dieu que vous preniez notre harnais et le donniez à tel frère qui en fasse le service de la maison. » Et le commandeur lui donne une bête douce pour se promener quand il en aura désir. A chaque page des retrais*, transparaît ce souci de prud’homie courtoise qui s’appelle, en notre temps, la dignité humaine.
Il est encore un point sur lequel je veux mettre l’accent: On a dit, répété, qu’il fallait être né, en mariage légitime, de Dame et de Chevalier pour être reçu frère-chevalier du temple. Les retrais* prévoient diverses exceptions, dont celle-ci: si le père de l’impétrant a vécu en chevalier, son fils a le droit de recevoir le manteau blanc, car c’est la qualité de l’homme que recherche le Temple, bien plus que les illustrations d’une race; Idée que l’on retrouve clairement exprimée dans le jouvencel de Jean de Bueil: "Messieurs, nobles de lignée et pauvres soudoyers*, nous sommes ici tous nobles."
Je vous dis que le harnois est de telle noblesse que, dès qu’un homme d’armes a le bassinet en tête, il est noble et digne de se mesurer avec un roi. Les armes ennoblissent l’homme quel qu’il soit.

 

Les commentaires sont fermés.