Elle s'est assise sur ses fagots au pied d'un grand chêne, elle reprend son souffle, la tête lui tourne un peu, une légère angoisse a remplacé l'inquiétude car le jour est tombé sans qu'elle s'en rende compte, la nuit n'est pas encore là, mais la forêt s'est assombrie.
La vieille était partie au milieu de l'après midi de cette mi décembre, où les jours sont si courts, mais le ciel était bas, et le temps à la neige ; elle était entrée dans les bois « en baignue ", dans les affouages de l'hiver à venir, là où les portions avaient déjà été éclaircies par les "modernes" et les "baliveaux" déjà gros. Le bois mort y était facilement accessible sans qu'elle eut à se griffer aux ronces, aux épines noires ou aux églantiers.
Elle était partie droit devant elle comme elle l'avait fait tant de fois dans son existence ; les bois étaient une ressource quasi inépuisable à toutes les saisons de l'année : elle y venait au printemps, chercher des mousserons, des pieds de moutons, elle en profitait pour ramasser quelques brins de muguet pour embaumer la maison.
Elle y venait l'été faire pâturer ses deux chèvres, lorsque l'herbe se faisait rare et sèche le long des chemins, alors que les bois gardaient un peu de fraîcheur et d'humidité dans les clairières.
Elle y venait à la fin de l'été, elle savait où trouver les trompettes de la mort, les chanterelles, les cèpes, les noisettes ou quelques mûres.
Elle y était aussi venue l'hiver, dans sa jeunesse, apporter le casse-croûte et le litre de vin rouge, à son père, Eugène et à ses frères, qui abattaient et fendaient le bois.
Donc elle était rentrée dans la forêt, confiante, dans cet endroit sûr et accueillant malgré le poids du ciel lourd et bas, de ses nuages gris chargés de neige, dans cette futaie nourricière, source de bois de chauffage, de fruits, et même de gibier pour les hommes.
Les bois étaient silencieux, transis par le froid sec de décembre, ses pas crissaient dans une petite croûte de neige sèche et craquante.
Elle ne souhaitait pas s'attarder et voulait ramener un peu de bois mort juste pour avoir de quoi allumer sa cheminée, demain matin et le dimanche qui suivait.
Elle marchait, courbée, sans se préoccuper de son parcours, au bout d'une heure environ, elle avait rassemblé des branches en une dizaine de petits fagots, ficelés avec une écorce de saule.
Elle comptait rentrer avec deux ou trois fagots, et laisser les autres, qu'elle viendrait chercher dans quelques jours.
Elle s'avisa de retrouver la lisière de la forêt pour rentrer à la maison ; elle se releva et se retourna pour faire le point et aviser du plus judicieux ; il lui sembla que le chemin devait être à quelques cent ou cent cinquante mètres, au plus, droit devant et se mit en route.
Elle avançait, sûre de trouver un lignon, qui la ramènerait à la sommière qui la conduirait à la lisière de la forêt, puis de la mare de "baignue", elle rentrerait alors par Nully ; au besoin elle ferait une halte chez sa cousine Julitte ; Dans vingt-cinq minutes, une demi-heure au plus, elle serait devant la chaude cuisinière, qu'elle chargerait pour le souper et la veillée, et sur laquelle mijotait une soupe au lard.
Elle avança ainsi droit devant elle pendant une centaine de mètres, puis elle obliqua vers la droite car il lui semblait distinguer une clarté dans les branches.
Elle avança encore d'une bonne centaine de mètres et s'arrêta, perplexe, regarda derrière elle, essaya de juger de sa position en cherchant la lumière du couchant bien difficile à déterminer dans cette après midi nuageuse et blafarde.
La direction à prendre lui semblait tout à coup moins évidente.
C'est Lucien Laborier, un solide gaillard de vingt ans qui l'a trouvé, au petit jour : Marguerite était allongée, à l'abri de la bise au creux d'un fossé à sec, sur un lit de feuilles mortes au pied d'un grand chêne, elle avait atteint la lisière de la forêt ; Elle avait attaché son foulard, mis ses habits en ordre.
Elle semblait avoir attendu le sommeil, paisiblement, sans colère, ni même d’inquiétude, elle donnait l’impression d’avoir accepté, sans chercher à comprendre, juste peut être ce sentiment du mystère qui s'impose : c'est donc pour aujourd'hui.
Jean Baptiste et Léon, ses deux fils accompagnés des villageois, s'étaient lancés à sa recherche la veille au soir, mais avaient dû abandonner, à cause de la nuit, épuisés par des heures de marche dans le froid, écorchés par les gifles des branches, sans voix d'avoir appelé en vain mille fois " maman".
C'est Jean Baptiste, le plus jeune, qui ramena sa mère dans ses bras comme elle même l'avait porté des centaines de fois, Léon suivait avec les deux misérables fagots.
Le docteur Maurel prévenu, attendait dans la cuisine ; Marguerite allongée sur son lit, il constata le décès, présenta ses condoléances aux deux fils mais ne dit mot de sa visite trois jours plus tôt à leur mère.
Cette vilaine grosseur, à la gorge, avait encore grossi, la fatigue et la douleur ne quittaient plus la vieille femme, le médecin avait bien évoqué l'hôpital de Chalon ; Marguerite n'avait pas répondu, ou plutôt si, par un petit hochement de tête qui aurait pu ressembler à un oui, mais qui voulait surtout dire : " pas pour moi".
Nous étions autour du 20 décembre, pour les deux frères, ce serait leur premier Noël sans leur mère. Jean Baptiste en déliant le fagot de bois mort, y trouva un petit bouquet de houx, il le mit devant la crèche comme sa mère le faisait à chaque Noël, et pleura, attendri par ce dernier et silencieux message d'amour.
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Commentaires
"Je viendrais comme un voleur, tenez-vous prêts !"
Très beau texte. Beaucoup de sérénité et d'acceptation. Il en était ainsi jadis, dans ce monde de gens simples et modestes. La mort fait partie de la vie....
Minouche, bonsoir, oui "La mort fait partie de la vie...." c'est comme ça, nos anciens la côtoyaient de près: la guerre, les maladies, les enfants morts en bas âge. Et puis peut être la foi chevillée au corps promesse de vie éternelle...
En attendant d'être "appellés" occupons nous des vivants...